LES EMOTIONS, L'HEDONISME,  ET LE PROGRES MORAL
Table Ronde, Colloque Philosophie Morale, Cerisy, 4 juillet 1998
© Ronald de Sousa
Université de Toronto
sousa@chass.utoronto.ca

Le Rôle des émotions dans l'apprentissage : trois modalités

Exercer une compétence, ceteris paribus, c'est éprouver du plaisir. Apprendre à faire quelque chose de neuf, c'est donc étendre la gamme de ses plaisirs. Du point de vue évolutif, cela n'a rien d'étonnant, puisque la survie de notre espèce dépend de la variété des choses que nous savons faire. Aussi la passion dominante que l'on peut constater chez tout enfant (du moins jusqu'à ce que l'école l'en dégoûte) est-elle bien la passion d'apprendre à faire et à connaître.

A part la curiosité, d'autres émotions moins reluisantes, comme l'envie, l'orgueil, l'humiliation ou la crainte, ont le pouvoir de motiver l'effort parfois pénible qui est nécessaire à tout apprentissage. Elles jouent ce rôle selon un mode intentionnel, c'est à dire en vertu d'une sorte de calcul instrumental, à la manière d'un désir qui mène à une action. Ainsi je calcule, par peur de l'humiliation qui me menace, qu'il faut que je potasse mes examens.

D'autres émotions favorisent l'apprentissage sur un mode purement causal. Dans ces cas-là, c'est l'intensité plutôt que la nature de l'émotion qui produit son effet. Toute émotion forte a tendance à fixer certains événements dans la mémoire. (Rosenfield 1988, p.165) Dire que ces rapports-là sont purement d'ordre causal n'équivaut pas à dire qu'ils sont dépourvus de finalité biologique. Mais si une telle finalité existe, elle ne peut se comprendre en fonction de principes d'intentionalité individuelle.

Entre le niveau intentionnel et le niveau purement causal, il faut en postuler un troisième. Pour en illustrer la nécessité, rappelons le résultat saisissant d'une expérience menée par Mischel et ses collègues. (Goleman 1995, pp. 81-3)

Dans les années soixante, un groupe de psychologues à Stanford offraient à des enfants de quatre ans une guimauve et un choix : l'enfant pouvait la manger tout de suite, mais s'il attendait quelques minutes qu'on revienne, il en aurait une deuxième. Une douzaine d'années plus tard, on constata chez ces mêmes enfants une différence étonnante entre ceux qui avaient su attendre la seconde guimauve et les autres. On aurait pu s'attendre à ce que les premiers se montrent plus efficaces, mieux organisés, plus calmes devant des situations difficiles, bref, mieux adaptés à la vie sociale. Ce fut en effet le cas; mais ce qui est bien plus étonnant est qu'ils obtenaient aussi des résultats scolaires nettement supérieurs à ceux du deuxième groupe.

Le mode d'action qu'illustre le test de la guimauve n'est ni purement causal, ni instrumental-intentionnel. En effet il n'y a pas que l'intensité de l'émotion qui compte, mais aussi son contenu. Donc son effet n'est pas purement causal. Toutefois la fortitude qui permet à certains de résister n'agit pas sur le même mode que la curiosité ou l'ambition. Il ne s'agit pas de poser un but en fonction duquel s'élabore un calcul, mais d'une précondition de pouvoir se tenir au résultat du calcul. Une telle prédisposition s'avère être de la plus haute importance pour le succès de toute entreprise. Ce n'est rien moins que ce qu'on avait l'habitude d'appeler le caractère, et c'est apparemment ce qui manquait à Elliott, le malade décrit par (Damasio (1994) qu'une lésion frontale avait apparemment dépourvu de la capacité de franchir les obstacles de la vie adultes correpondants au test de la guimauve.

Il est acquis depuis Aristote que les émotions contribuent à l'évolution de la personne. L'éducation morale met peut-être à contribution certaines émotions de nature intrinsèquement morale, telles que la sympathie, la culpabilité ou l'indignation. S'il existe véritablement des émotions intrinsèquement morales, elles agiront parfois selon le mode intentionnel-instrumental : ainsi ma sympathie me pousse à vouloir vous consoler. Mais l'expression sincère d'une émotion n'est pas fondée sur un calcul, et se rattache donc plutôt au troisième mode. Dans les deux cas, les émotions morales dans un sens étroit sont susceptibles d'avoir des conséquences d'un type déterminé. On peut donc supposer que ces émotions seraient le résultat de la sélection naturelle. En revanche, les émotions en général sont trop compliquées et trop diverses (Campbell 1998) pour avoir donné lieu à une sélection cohérente. Ce n'est donc qu'indirectement que la sélection naturelle aurait pu avoir prise sur les émotions, surtout celles dont le rôle serait du deuxième ou du troisième type.

Voilà en bref ce qui m'amène à considérer sérieusement une hypothèse qu'on trouvera sans doute simpliste. Je veux parler de l'hédonisme psychologique, doctrine que nous avons tous eu l'occasion de vilifier, mais dont une certaine version me semble actuellement malgré tout être la bonne.

2. L'hédonisme immédiat

L'hédonisme psychologique veut que tout acte est déterminé par son apport de plaisir. Parmi les objections qu'on a dressées contre cette idée, la plus notoire invoque la Gedankenexperiment de la machine à expériences : placés devant un choix entre une vie normale et le don d'une machine qui leur donnera, durant toute leur vie, une série ininterrompue de plaisirs, la plupart des sujets choisissent une vie réelle plutôt qu'une vie de plaisirs illusoires. Pourquoi? (Nozick 1974, pp. 42-45) L'hédonisme classique ne peut vraisemblablement relever ce défi, à moins d'être interprété de façon entièrement tautologique. Cependant Sober et Wilson ont montré que cet argument n'est pas concluant en ce qui concerne l'hédonisme immédiat. (Sober and Wilson 1998, pp. 275-291). Celui-ci, à la différence d'autres versions qui se réfèrent au plaisir procuré par les diverses conséquences futures possibles (qu'elles soient altruistes ou égoïstes), accorde un rôle déterminant dans toute décision à la valeur hédonique du choix lui-même, non à la voie choisie.

L'hédonisme immédiat s'accommode facilement de l'exemple de la machine à expériences. En effet il postule seulement que l'acte de choisir les expériences véridiques est en lui-même plus agréable que celui de choisir les expériences illusoires procurées par la machine, si plaisantes qu'elles soient.

Cette hypothèse offre plusieurs avantages.

Premièrement, elle ne contredit pas le fait que les expériences elles-mêmes s'aligneraient dans l'ordre inverse sur le plan hédonique, puisque la proposition (1) n'implique aucune contradiction :

  1. A est préféré à B, mais choisir B est préféré à choisir A.
L'hédonisme immédiat échappe donc à l'argument le plus convaincant contre les versions habituelles de l'hédonisme psychologique.

Un deuxième avantage vient du fait que malgré la compatibilité logique de ces deux ordres de préférence, leur coexistence n'est pas pour autant rationnelle. En effet, on peut déployer ici un argument qui remonte au Philèbe de Platon :

Tout désir suppose un plaisir anticipé. Cette expression est ambiguë. Elle désigne à la fois le plaisir que l'on ressent au moment où l'on envisage l'événement futur, et le plaisir que cet événement procurera lorsqu'il aura lieu. La situation de l'acratique implique une disproportion entre la mesure hédonique du plaisir que l'on anticipe, et celle du plaisir apporté par l'anticipation elle-même. La formule (1) est donc applicable. Mais bien que cette formule n'ait rien de contradictoire, l'état qu'elle décrit est irrationnel. En effet il semble raisonnable de poser comme un principe de rationalité (baptisons-le principe de Philèbe) que le plaisir de l'anticipation devrait rester proportionnel au plaisir anticipé tel qu'il sera en réalité. Bafouer ce principe, c'est garantir que l'avenir que l'on choisit aura une valeur aléatoire par rapport à la valeur de ce choix lui-même. C'est un peu comme si, dans une décision portant sur des activités en plein air, on se laissait guider par des prévisions du temps qui ne se rapportent que par hasard à la période envisagée.

Cette optique permet donc de résoudre le problème de l'acrasie. En effet, l'acrasie, interprétée comme un choix de A plutôt que B au moment même où l'on admet la supériorité de B par rapport à A, doit être à la fois possible et irrationnelle.

L'envers de la possibilité de l'acrasie est précisément la possibilité du progrès moral. La possibilité d'un progrès moral et émotionnel suppose qu'il peut y avoir, en matière de morale comme d'émotions, des erreurs susceptibles d'être corrigées. La disproportion entre le plaisir anticipé et le plaisir d'anticipation en fournit justement un exemple. L'acrasie est un état conflictuel : or, sans conflit, pas de progrès. Dans les cas en question, la valeur de l'anticipation dépendra non pas de la description simple du futur plaisir envisagé pour chaque action possible, mais des associations du scénario entier auxquelles elles se rapportent. Ces associations peuvent modifier les données d'un calcul hédonique ultérieur.

De plus -- et c'est le troisième avantage de cette hypothèse -- elle permet d'entrevoir le rôle de l'éducation morale, sans postuler d'autre mécanisme que le conditionnement Skinnerien. En effet, c'est le choix lui-même, et non ses conséquences ultimes, que l'éducateur va punir ou récompenser. Ses conséquences peuvent bien amener le regret, mais sa valeur hédonique (et donc son pouvoir motivant, suivant l'hypothèse hédoniste) aura déjà été suffisemment augmentée par l'approbation de l'éducateur.

Enfin -- quatrième avantage -- l'hédonisme immédiat permet de comprendre comment la sélection naturelle pourrait avoir prise sur des comportements qui ne sont pas instinctifs, puisque il porte sur certains types de choix plutôt que sur le pullullement d'émotions qui les motivent. Il offre donc une meilleure prise que les mécanismes rivaux à l'évolution d'émotions permettant de différer le plaisir, et favorisant la coopération, ou l'altruisme objectif. (Il ne faut pourtant pas penser que le progrès sur le plan cognitif entraîne nécessairement le progrès moral. Les économistes constatent qu'un an d'études d'économie suffit à faire perdre à la plupart des étudiants toute disposition purement altruiste.)

Toutes les émotions, même les plus subtiles et les plus complexes, ont leur assise dans la neurochimie du cerveau. Les lésions des lobes frontaux dont souffrait Elliott, le malade de Damasio, entraînait des troubles qui dépassaient de loin ce qu'on aurait pu attendre de troubles des affects (Damasio 1994). Il en est de même pour les transformations caractérielles qui résultent dans certains cas des modifications apportées à la réabsorption de la sérotonine. Dans la perspective que j'ai esquissée ici, on pourrait diagnostiquer ces cas comme impliquant des troubles du plaisir. Conversément, j'ai cherché à rendre vraisemblable l'idée que le progrès moral et émotionnel dépend de certains mécanismes de plaisir. Si complexes que soient les scénarios-types qui sont à la base des émotions, ces dernières seraient privées de toute force émotive aussi bien que motive si elles nous laissaient indifférents. Et la possibilité n'est jamais exclue qu'une situation donnée, si «objectivement» fâcheuse ou intéressante qu'elle soit, nous laisse tout simplement indifférents. Malgré la diversité des histoires qui rendent compte de nos émotions, il reste que la différence entre l'indifférence et la passion demeure toute chimique.

En philosophie, le mot réducteur passe souvent pour une injure, que je crains bien d'avoir méritée. Tant pis. Je crois que c'est vrai quand même.

Ouvrages Cités

Campbell, S. 1998. Interpreting the Personal: Expression and the Formation of Feeling. Ithaca: Cornell University.

Damasio, A. R. 1994. Descartes' Error: Emotion, Reason and the Human Brain. New York: G. P. Punam's Sons.

Goleman, D. 1995. Emotional Intelligence. New York: Bantam Books.

Kramer, P. D. 1993. Listening to Prozac: A Psychiatrist Explores Antidepressant Drugs and the Remaking of the Self. London, New York: Penguin Books.

Nozick, R. 1974. Anarchy, State, and Utopia. New York: Basic Books.

Rosenfield, I. 1988. The Invention of Memory: A New View of the Brain. New York: Basic Books.

Shoda, Y., W. Mischel, and P. K. Peake. 1990. "Predicting adolescent cognitive and self-regulatory competencies from preschool delay of gratification." Developmental Psychology 26 (6):978-86.

Sober, E., and D. S. Wilson. 1998. Unto Others: The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior. Cambridge, MA: Harvard University Press.
 

BACK TO Ronnie de Sousa's home page