1. La Source Commune : le problème de l'expérience.
La phénoménologie et la science cognitive ont en commun un problème fondamental : celui de délimiter le rôle de l'expérience vécue dans la compréhension philosophique du fait mental. L'expérience immédiate est à la fois un des principaux objets d'étude de la philosophie, et une des principales catégorie de données dont on dispose en science cognitive. A ce titre, le sens commun suggère qu'en matière de science de l'esprit, il faudrait demander à la phénoménologie ni plus ni moins que ce qu'on en attend dans toute autre science : souvent le premier mot, mais jamais le dernier. Dans cette optique, la science se nourrit de conflits particuliers entre tel ou tel phénomène, c'est à dire telle ou telle observation, et telle ou telle théorie à laquelle le phénomène ne semble pas conforme; mais il serait absurde de penser qu'il pourrait y avoir incompatibilité en général entre l'observation et la théorie, ni que l'observation prime sur la théorie dans tous les cas. Il demeure donc théoriquement possible que de bonnes raisons théoriques nous poussent à rejeter comme illusoires certaines données apparemment certaines de la conscience immédiate.
Si une telle attitude peut scandaliser, c'est que la science en général et la science de l'esprit, (tant soit peu qu'une telle science soit possible) sont profondément différentes par le fait que seule la seconde traite de la conscience. En effet, celle-ci est le sujet même dont il s'agit -- et c'est du sujet en effet qu'il s'agit, on contraire de toutes les autres sciences qui s'exercent sur l'un ou l'autre objet. Il n'y a donc pas lieu de chercher ailleurs l'essence qu'il faut comprendre : c'est bien l'expérience subjective, dans son caractère intrinsèque et irréductible.
Voilà pourtant ce que je me propose de nier. Car cette attitude présuppose certaines conceptions de la compréhension et de l'explication qui méritent d'être examinées de plus près.
Divergences : "méthode phénoménologique" et science cognitive.
Deux aspects principaux sont à mettre en valeur : le point de vue de la science cognitive se veut scientifique en général et biologique en particulier. Qu'est-ce à dire?
L'aspect scientifique.
La science s'intéresse non seulement aux faits, mais à leur explication. L'explication se rapporte à la causalité, mais ne se réduit pas à citer des faits causals. Voyons un peu mieux ce que cela veut dire, en mentionnant brièvement quelques propriétés essentielles de l'explication scientifique :
D'un point de vue empiriste, certaines formes d'émergence n'ont en fait rien d'inquiétant ni de magique. Toute propriété d'un ensemble qui n'est pas logiquement déductible à partir des propriété intrinsèques des composantes et de leur relations, y compris les propriétés phénoménales (dureté, couleurs, timbres sonores) est émergente. L'émergence de la conscience ou de l'intentionnalité ne présente donc pas de mystère particulier. En effet, même si tout la science devait un jour se réduire à un système de théorèmes mathématiques purement a priori, les axiomes de ce système, ou, ce qui revient au même, le fait que ce système mathématique s'applique à l'univers que nous habitons, resteraient des faits empiriques bruts.
Or une explication scientifique se veut avant tout une explication causale. Cependant on aurait tort de conclure que ces deux caractéristiques des énoncés causals s'appliquent aussi aux explications.
Tout d'abord, une explication doit s'adresser à un problème particulier, c'est à dire à un problème de compréhension de quelqu'un en particulier dans un contexte particulier. Elle comprend donc une composante essentiellement pragmatique et donc en partie subjective (van Fraassen, pp. 97-157). Par ailleurs, l'explication scientifique comprend typiquement des déductions logiques, dans la mesure où une description donnée d'un certain phénomène est expliquée comme logiquement nécessitée par la conjonction d'une loi de la nature ou d'une théorie et de certaines circonstances particulières. L'explication, contrairement à l'énoncé causal, sera donc typiquement non extensionnelle.
L'aspect biologique.
La biologie impose un certain éclectisme méthodologique. (Dupré). En effet, si la biologie constitue aujourd'hui un modèle prometteur et relativement neuf pour la philosophie de la science, c'est qu'elle récuse les modèles un peu simplistes qui s'inspiraient naguère d'une conception quelque peu dogmatique de la physique. Ce qui caractérise ces nouveaux modèles,c'est leur tolérance vis-à-vis de structures probabilistes, d'explications fonctionnelles, et d'arguments historiques.
La biologie, au contraire de la physique, est une science en grande partie historique. On peut, certes, rechercher les particularités essentielles de la vie. Il s'agirait alors de répondre à la question entièrement générale de ce qui constituerait les conditions nécessaires et suffisantes, en tous temps et lieu, pour qu'on dise avoir affaire à un organisme vivant. Mais les conditions dont il s'agit ne formeraient qu'un mince squelette. Ce qui nous intéresse en biologie, ce sont les structures téléologiques, les fonctions, c'est à dire tout ce qui s'est développé et a évolué sous l'égide de la sélection naturelle.
Enfin prendre au sérieux le fait biologique, c'est avant tout reconnaître ce qu'on pourrait appeler l'hypothèse anti-cartésienne par excellence : c'est à dire que la perfection n'existe pas. J'appelle cela l'hypothèse anti-cartésienne pour deux raisons. La première est que Descartes prend pour donné la priorité ontologique et épistémologique de l'infini plutôt que du fini, de la perfection plutôt que de l'imperfection. C'est là du moins de qui ressort de sa preuve de l'existence de dieu dans la troisième Méditation : l'idée de dieu ne peut venir que de lui, parce que cette idée ne peut pas se composer à partir d'autres idées, en particulier de l'idée du fini. Mais pourquoi serait-on forcé de penser que l'idée du fini doit se définir à partir de l'idée de l'infini, et non vice-versa? Dès qu'on se pose la question d'une perspective "de bas en haut", la présomption de la priorité de l'infini (et de la perfection) perd toute vraisemblance.
La deuxième raison, c'est que la mentalité, ce que Descartes appelle la "pensée", est chez Descartes présumée "indivisible" -- non seulement au sens articulé par Descartes lui-même, qui contraste avec la divisibilité de la matière, mais dans un sens plus subtil. Pour lui, en effet, être esprit ou ne pas l'être ne peut se concevoir comme étant une question de degré. En effet une différence de degré ne peut caractériser qu'une propriété. Or la différence entre l'esprit et la matière n'est pas pour lui une différence qualitative, mais bien une différence entre deux substances. Il n'y a donc aucune transition concevable entre l'une et l'autre. Ici aussi, le point de vue biologique prend position dans un sens radicalement opposé: puisque tout fait biologique est issu d'une historique due aux processus de la sélection naturelle, nécessairement graduelle et -- comme l'a dit François Jacob (1970)-- nécessairement bricoleuse, la différence entre l'esprit et la matière doit bel et bien se rapporter à des différences de degré. L'esprit humain s'est construit, à petit pas, à la fois sur le plan phylogénique et sur le plan ontogénique. Il faut donc s'attendre à trouver (ou, s'il le faut, du moins à postuler) des formes de téléologie et d'intentionnalité intermédiaires entre celle de l'amibe et celle de l'être humain.
Sur cette base, toute analyse phénoménologique, si valable qu'elle puisse être à certains points de vue, ne saurait qu'effleurer le problème de la compréhension et de l'explication de la mentalité. En effet, elle n'a aucun moyen de s'attaquer à ce qui n'est pas encore tout à fait mental, aucun moyen de cerner un degré de mentalité qui n'atteint pas encore à cette conscience qui fait l'objet de son attention.
Telle est, du moins, l'optique de la science cognitive telle que je la conçois. Sans vouloir prétendre commenter une tradition philosophique dont je ne pourrais qu'afficher ma gênante ignorance, je voudrais tâcher de situer, ou pour mieux dire traduire en termes qui me sont plus familiers, une des idées les plus intrigantes -- pour ne pas dire paradoxales -- de la phénoménologie classique. Je veux parler de l'idée que la méthode phénoménologique serait capable d'appréhender des essences, dont les propriétés peuvent être connues a priori.
2. Le Dilemme de Descartes
Revenons donc à Descartes, la source commune dont provient et cette thèse de la phénoménologie classique et ses équivalentes dans l'arsenal analytique. Descartes affirme que même quand je me trompe, il subsiste dans ma pensée quelque chose dont je peux être certain : «l'on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu'il en soit ainsi; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu'il me semble que je vois, que j'ouïs, et que me j'échauffe....» (Descartes, p. 279).
Cette remarque suggère un graphique qui mettrait en rapport le degré d'engagement d'un jugement, c'est à dire sa portée empirique, d'une part, et son degré de certitude de l'autre.
Ainsi, mettons en abscisse la mesure de la portée d'un jugement. Si un grand nombre de faits matériels objectifs sont impliqués par un certain énoncé, je dirai que la portée empirique de cet énoncé est élevée; si aucun fait matériel n'est impliqué, la mesure de cette portée empirique tombe à zéro.
En ordonnée, mettons le degré de certitude légitime du jugement. Celle-ci est en corrélation inverse avec la portée du jugement. En effet, les «apparences» dont parle Descartes le mènent d'emblée à un jugement qui s'engage par rapport à toute sorte de faits objectifs -- qu'il y a des lampes, de gens, qu'ils font du bruit de telle ou telle façon. Dès que cette affirmation est mise en question, je m'aperçois que je n'ai pas le droit d'en être bien certain. Je la ramène donc à une portée plus modeste : il me semble voir des lampes, des gens; il me semble entendre du bruit. Cette manoeuvre diminue la portée de mon affirmation, mais en revanche elle me donne droit à une plus grande certitude. On aura alors une courbe qui se rapprochera vraisemblablement en asymptote de la ligne representant une portée nulle, à mesure que son degré de certitude s'élève.
Il en est de la volonté comme du jugement. En effet, une courbe à peu près identique décrira le rapport entre la liberté de la volonté et son efficacité. Lorsqu'il s'agit de défendre Dieu contre l'accusation de nous avoir induits en erreur, le plaidoyer de Descartes consiste à faire valoir la disproportion entre mon entendement, faible et limité, et ma volonté qui n'est «renfermée dans aucunes bornes.» [Oeuvres, 304] Il affirme que ma volonté est infinie : «Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue" [Oeuvres, 305]. Et cette affirmation peut sembler paradoxale, jusqu'à ce qu'on opère une distinction semblable à celle que je viens de décrire : il faut ici mettre en abscisse l'efficacité de ma volonté : ce qu'elle est capable d'opérer dans le monde concret. En ordonnée, on mettra la liberté : et l'on constatera facilement que si notre liberté d'action est d'autant plus restreinte que les effets attendus sont vastes, la volonté est en effet infiniment libre, si on se contente d'une efficacité concrète nulle.
Il y a donc un parallélisme entre la revendication d'une certitude absolue (obtenu au prix d'un retrait dans la dimension de la portée empirique du contenu) et celle d'une liberté absolue (obtenue au prix d'un retrait dans la dimension de l'efficacité de l'acte volontaire).
La question qui se pose, c'est de savoir s'il peut y rester, au point de certitude maximale, un contenu dont la portée n'égale pas le zéro absolu; et au point de liberté infinie, un acte dont efficacité n'égale pas le zéro absolu.
La réponse à cette question résume mon texte en un mot : Non.
3. La Recherche d'essences phénoménologiques.
Passons donc à l'examen de certaines propositions -- étudiées dans la tradition analytique et cognitive--qui rappellent (du moins de loin) la méthode phénoménologique dans sa recherche d'essences protégée par l'epoche. Penchons-nous tout d'abord un type d'énoncé sur lequel on pourrait penser que l'autorité phénoménologique de la première personne est absolue, justement parce que la portée externe d'un tel énoncé est nulle : le cas d'une sensation douloureuse.
La thèse identitaire
Dans son traité révolutionnaire sur la référence et les "désignateurs rigides" Saul Kripke a raffiné un vieil argument contre la théorie identitaire, c'est à dire la théorie qui veut que telle sensation soit identique à tel processus neural.
L'argument classique est le suivant. La sensation douloureuse D est essentiellement douloureuse, tandis que le processus neural N ne l'est pas : même s'il on admet qu'il est douloureux, il ne l'est que d'une manière contingente. Or, en vertu de la soi-disant loi de Leibniz, si D = N, il ne peut y avoir aucune propriété qui appartienne à D sans appartenir à N.
Pour apprécier l'argument de Kripke, il faut rappeler qu'il a relâché les liens entre analytique, a priori, et nécessaire, avec leurs contraires synthétique, a posteriori, et contingent. Il ressort de son analyse qu'il faut reconnaître la possibilité non seulement d'énoncés qui sont à priori tout en étant contingents, mais d'autres qui sont à la fois nécessaires et a posteriori s'ils sont vrais. Il s'agit en particulier des identités théoriques du genre : «la chaleur peut être identifiée au mouvement moléculaire». Kripke ajoute que si cette thèse peut sembler paradoxale, c'est qu'on aurait tendance à confondre la proposition «la chaleur aurait pu être autre chose que le mouvement moléculaire», qui est fausse puisque l'identité des deux est nécessaire (a posteriori), avec le fait qu'il y aurait pu y avoir une autre sorte d'état de la matière, autrement constitué, qui aurait fait l'objet de notre observation lorsque nous avons éprouvé la sensation dite «de chaleur». Dans le premier cas, il s'agit d'une nécessité ontologique; dans le deuxième, d'une contingence épistémique. (Kripke, p. 333)
Ce relâchement du rapport entre ce qui peut être connu a priori et ce qui est nécessaire semble entr'ouvrir la porte à la théorie identitaire. Mais Kripke referme vite cette porte, faisant appel à un argument phénoménologique : «Y-a-t-il rien de plus sûr, demande-t-il, que le fait qu'être une sensation douloureuse est une propriété nécessaire de toute sensation douloureuse?» Si c'est le cas, puisque toute identité de ce genre est nécessaire à moins d'être fausse, il s'en suit soit que la stimulation des fibres C est nécessairement douloureuse, soit que la sensation douloureuse n'est pas nécessairement douloureuse. (p. 337) Or, dit Kripke, rien n'est moins probable que cette deuxième hypothèse. En effet, «dans le cas du mouvement moléculaire et de la chaleur, il y a quelque chose, la sensation de chaleur, qui sert d'intermédiaire entre le phénomène externe et l'observateur.» (p. 339) Mais la sensation douloureuse n'est pas un type de sensation qui peut servir ainsi d'intermédiaire entre l'essence de la douleur objective et l'observateur, car l'essence de la douleur n'est autre que ce que ressent l'observateur souffrant.
Il reste cependant l'autre possibilité : que la stimulation des fibres C soit nécessairement douloureuse. Puisque Kripke a bien prouvé qu'il pourrait y avoir des vérités nécessaires qui ne seraient connues qu'a posteriori, il reste à prouver que celle-ci n'en est pas une. Assurément, cela semble peu plausible. Mais la science cognitive relève gaiement le défi. Quoique soit l'ultime verdict, il y a là une question intéressante à débattre. Le débat nous apprendra quelque chose d'important sur l'essence véritable de l'expérience. D'un point de vue phénoménologique, par contre, il semble que l'on puisse se convaincre tout aussi facilement que la qualité douloureuse ne fait pas partie de l'essence de l'événement neural. Donc on n'a pas besoin d'engager plus loin le débat. C'est la compréhension globale de la mentalité qui en souffre.
Deuxième stratégie possible pour la défense de la théorie identitaire.
Je n'ai pas l'intention de défendre la théorie identitaire. Cependant je voudrais m'y arrêter encore un moment, pour illustrer la difficulté d'en venir à bout et donner une idée plus précise des stratégies intellectuelles dont dispose la science cognitive. De plus, cela me donnera l'occasion d'aborder de front une accusation fréquemment soulevée contre la science cognitive, voire la science en général. Je veux parler de l'accusation de réductionnisme. En fait, une certaine sorte de réductionnisme, comme je l'ai fait remarqué plus haut, est intégral à toute explication scientifique.
Sergio Moravia cite avec approbation la question de Borst : Si M[Mind] =B[Body], pourquoi pas aussi B=M? En effet, toute identité au sens strict est bien entendu une «relation» symétrique. Moravia diagnostique ainsi la situation : «Si les défendeurs de la théorie identitaire rejettent a priori une telle équivalence, ce n'est pas seulement à cause de certaines implications (idéalistes etc.) de l'énoncé ,B est M', mais aussi parce qu'ils se présentent comme les champions d'une interprétation de M qui vise à l'assujettir aux principes d'une science particulière, c'est à dire la physique au sens large.»(Moravia, pp. 116)
A moins que la «physique, au sens large» ne comprenne la biologie, ce n'est en tous cas pas du tout là mon propos. Mais en réalité l'asymétrie de la relation en question est tout à fait défendable.
Une telle défense aurait deux volets. Tout d'abord, il faut dire que dans un certain sens l'asymétrie n'est qu'apparente. La relation est en effet parfaitement symétrique du point de vue ontologique. Cependant, la science considère la relation sous son aspect épistémologique, et de ce point de vue là, s'il y a asymétrie, c'est que l'identité en question n'est pas, en effet, une identité de deux individus à une même niveau, mais une identification théorique. Il ne s'agit pas d'une identification du type qui lie Venus à l'étoile du matin, mais plutôt de celle qui fait qu'on peut dire que l'eau n'est autre que H2O, ou la chaleur d'un corps matériel n'est autre que le mouvement moléculaire moyen de l'ensemble qui le constitue. Dans un tel cas, l'asymétrie saute aux yeux même si on accepte qu'il s'agit là d'une forme entièrement légitime d'identité. Elle vient de ce que nous nous intéressons à une relation d'explication. Or l'explication, elle, est asymétrique, comme nous l'avons vu. On constatera facilement que l'asymétrie se montrera non moins clairement si l'identité est une simple identité d'individus au même niveau théorique, pourvu qu'il s'agisse d'un contexte d' explication, dans lequel une des descriptions explique la pertinence de l'autre, mais non vice versa.
Pourquoi les gardiens laissent-ils Georges entrer librement dans le bureau central? C'est que George n'est autre que le président de la compagnie. Cette identification explique le fait en question, mais l'identification inverse, bien qu'équivalente sur le plan ontologique, présuppose une situation épistémologique différente et n'aurait pas pu jouer, dans le même contexte, de rôle explicatif.
Ces considérations suffiront, j'espère, à montrer que la théorie identitaire ne succombe ni à l'argument phénoménologique, ni à l'argument anti-réductionniste. Mon propos n'était pas cependant de vous convaincre de sa justesse. En effet, j'esquisserai à la fin de mon exposé d'autres raisons de penser que la théorie identitaire doit être considérablement modifiée.
Passons maintenant rapidement à quelques autres exemples de ce que j'appellerais des illusions phénoménologiques.
4. Trois types d'illusions phénoménologiques :
Les trois illusions que je vais décrire sont de types différents. La première est déroutante pour quiconque aurait pensé que dans le graphique imaginé plus haut, la partie où la certitude est à son degré le plus élevé doit correspondre, sinon à une réalité désignée et à la vérité, du moins au sens de nos contenus mentaux. La deuxième est intéressante par le fait qu'elle présente ce qu'on pourrait appeler non pas une illusion mais une hallucination phénoménologique. Et quant à la troisième, bien qu'elle soit assurément et une illusion phénoménologique, on niera peut-être qu'il s'agisse d'une illusion phénoménologique dans le sens applicable aux autres. Cependant, elle nous servira de tremplin pour revenir sur certaines questions soulevées plus haut, et nous permettra de tirer quelques leçons importantes sur la raison de la faillite de la phénoménologie et sur les conséquences d'un point de vue biologique.
Prior : l'illusion de possibilité logique.
Arthur Prior a décrit l'exemple suivant de ce qu'il appelle une «illusion logique».
Monsieur X et Monsieur Y travaillent dans un service où tous les bureaux se ressemblent. Monsieur X occupe le bureau 6 du couloir B; Monsieur Y, lui le bureau 7 du même couloir. Monsieur X est d'avis que Monsieur Y est un imbécile. Un jour, Monsieur X croise Monsieur Y et croit le voire rentrer dans son bureau. Il entre distraitement dans son bureau et émet la pensée suivante : «Tout ce qui se pense en ce moment même dans le bureau 7 du couloir B est absolument faux.» Or, dans sa distraction, il est lui-même entré dans le bureau 7 du couloir B. (Prior 1986)
Quelle est donc le statut de sa pensée? Pour qu'un contenu mental constitue une pensée, dit Prior, il faut qu'il soit logiquement possible que ce contenu soit vrai ou faux. Or, le contenu mental émis constitue lui-même tout ce qui se pense dans le bureau 7. S'il s'agissait bien d'une pensée, elle serait vraie si elle était fausse, fausse si elle était vraie. Elle n'a donc aucune valeur de vérité et ne constitue pas une véritable pensée. Cependant, il est certain que Monsieur X -- au moment où il se dit cette phrase -- la prend pour l'expression d'une pensée qu'il croit vraie. Du point de vue phénoménologique, son contenu mental semble donc bien être nécessairement une pensée en règle.
Il s'agit là d'une véritable illusion logico-phénoménologique : l'illusion du sens. Or, ce qui semble le plus accessible à l'observation phénoménologique, ce qui devrait demeurer une fois mise en epoche la question de l'existence ou de la vérité, c'est au moins le sens de nos contenus mentaux : c'est à dire non pas la vérité, mais la possibilité qu'il y ait une valeur de vérité qui s'y rattache. C'est pourtant justement sur ce plan-là que joue l'illusion de Prior.
Les dégustateurs de café et l'illusion de différence.
Daniel Dennett (pp. 526-536) a imaginé la situation suivante : Deux dégustateurs professionnels de café, M. Chase et M. Sanborn, discutent de leur longue carrière. M. Chase confie à son collègue qu'il n'aime plus le goût du café dont ils contrôlent tous deux la qualité, bien que le café ait toujours exactement le même goût. C'est curieux, dit M. Sanborn, moi c'est le contraire. J'aime toujours le goût du café tel qu'il était, mais peut-être que mes papilles gustatives ont détérioré, car pour moi il n'a plus le même goût. (Par ailleurs, tous les test chimiques prouvent sans conteste que le café est resté objectivement le même.)
Faut-il les prendre au mot? On pourrait dire avec Descartes qu'au moins on ne peut douter qu'il leur semble qu'il en est ainsi. Mais remarquez que ce qu'ils affirment dépasse, dans les deux cas, ce qui traite de leur impression du moment, puisqu'ils émettent tous deux des avis quant à ce qui a ou n'a pas changé. On peut donc envisager plusieurs scénarios :
2. Chase se trompe, tout simplement : en fait, ses qualia ont imperceptiblement changé alors que ses dispositions affectives sont restées exactement les mêmes : il est donc de fait dans la situation dans laquelle Sanborn dit se trouver.
3. Sanborn, quant à lui, pourrait aussi se trouver dans des cas de croyance correcte ou incorrectes.
4. Ou encore, ils pourraient l'un et l'autre se trouver dans n'importe lequel d'une gamme infinie de situations intermédiaires où il y a eu une certaine mesure de changement de goût et en même temps une certaine mesure de changement de réaction affective, et où leur mémoire leur fait plus ou moins défaut.
Ramachandran : l'illusion du déplacement du nez.
Il s'agit là d'une illusion physique saisissante, que vous pourrez faire savourer à vos amis, pourvu qu'ils n'en soient pas avertis d'avance. (Ramachandran and Hirstein).
Asseyez le sujet sur un siège et bandez-lui les yeux. Que le sujet vous abandonne son index droit, que vous saisirez avec votre main gauche et avec le bout duquel vous toucherez à un rythme irrégulier le bout de votre propre nez. Exactement en même temps, à chaque fois (la synchronisation doit être parfaite), vous toucherez le bout du nez du sujet avec votre propre index droit. Au bout d'un moment, le nez de votre sujet se sera déplacé pour être situé, dans son espace phénoménologique, à peu près là où se trouve le votre en réalité.
Cette illusion physique -- qui n'aurait sans doute nullement surpris Merleau-Ponty -- nous rappelle que notre expérience de notre propre corps est en quelque sorte construite, et peut être déconstruite. Des mécanismes neuro-informatiques sous-tendent nos expériences les plus intimes, et ces mécanismes sont eux-mêmes construits par (au moins) deux étages de processus sélectionnistes, à l'échelle ontogénetique et à l'échelle évolutionnaire qui les a perfectionnés. Ils existent parce qu'ils servent à quelque chose. C'est à cet humble rappel qu'il revient de nous conduire au centre de mon propos.
5. La raison profonde de l'échec de la phénoménologie : l'externalité des sources de la téléologie.
De nos trois petites histoires, je voudrais tirer la morale suivante. La certitude que semble nous offrir l'observation phénoménologique s'étend tant à la nature catégorielle de nos contenus qu'à leur valeur de vérité. Or, on peut se tromper sur l'une comme sur l'autre. Sur le graphique qui schématise le dilemme de Descartes, le moment de certitude absolue représente un contenu dont la portée est tout simplement zéro. (De même, une liberté absolue dont l'exercice n'a aucune efficacité quelconque n'est plus une liberté véritable.) Ce moment de certitude n'est donc qu'un leurre : c'est le leurre phénoménologique.
L'illusion phénoménologique peut aller jusqu'à l'hallucination, dans le sens qu'on peut croire que l'on peut faire certaines distinctions qu'il est en fait impossible de faire par quelques moyens que ce soit.
Or s'il y a une essence du sens, c'est qu'il dépend d'un champ d'alternatives. Sans alternatives, pas de sens, pas de contenu qui veuille dire quelque chose. Ce champ d'alternatives n'existe pas dans un ciel platonique absolu, mais il faut le chercher dans un contexte fonctionnel qui dépasse dans tous les cas ce que pourrait se révéler à la conscience. De plus, parmi ces alternatives, toutes sauf une (plus ou moins spécifique) doivent se trouver exclues par le contenu en question : omnis predicatio est negatio, comme disaient justement les philosophes pré-phénoménologiques du moyen-âge.
Si ces alternatives existent et sont exclues par le contenu en question, la possibilité d'une erreur doit toujours exister. On ne peut exclure cette possibilité d'erreur qu'à la manière que parodiait Wittgenstein (§ 96), lorsqu'il imaginait quelqu'un qui se targuait de prouver qu'il savait quelle était sa propre grandeur en se mettant la main sur la tête : «Mais bien sûr que je sais combien je mesure : je mesure çà! »
Or, toute possibilité d'erreur présuppose une structure téléologique, qui seule peut se porter garante de la différence entre un résultat qui sort de la norme statistique, et un résultat qui transgresse une norme normative.
Voilà qui nous ramène de plein pied vers le point de vue biologique. Car seule la biologie est capable de faire le mariage de deux notions qui allaient mal ensembles avant Darwin : le naturalisme et la téléologie. (Millikan 1987, 1989, 1996) Seul un point de vue biologique permet d'assimiler les aspects non standards des contenus mentaux : leur aspect téléologique, leur dépendance essentielle d'une histoire particulière aussi bien qu'ancestrale, et les intuitions internalistes de la phénoménologie aussi bien que l'«externalisme» prôné par beaucoup des philosophes de tendance science cognitive.
Cette exigence externaliste -- le fait que le sens est constitué en partie parce qu'il ne peut pas logiquement être contenu en lui-même -- constitue en fait la raison profonde de l'échec de la phénoménologie.
6. Conclusion.
L'argument que je viens d'esquisser peut se résumer (trop) rapidement ainsi :
Là où il y a représentation, il y a sens.
Là où il y a sens, il y a possibilité d'erreur.
Là où il y a possibilité d'erreur, il y a téléologie.
Là où il y a téléologie, fût-ce dans les cas d'intentionalité simple ou dans les cas de fonctionalité biologique, il doit y avoir un contexte qui dépasse le moment même de l'événement qui comporte ce sens. Dans le cas des fonctions biologiques, ce contexte consiste en une histoire de sélection naturelle qui explique la présence du mécanisme fonctionnel téléologique.
Or, cette histoire de sélection ne peux logiquement jamais être contenue dans aucune expérience, ni dans aucun état ou processus mental considéré en lui-même. C'est pourquoi, finalement, la théorie identitaire n'est pas acceptable. Ironiquement, cette théorie échoue précisément pour la raison même qui rend inacceptable l'expérience phénoménologique : non pas parce que celle-ci dépasse le fait neural, mais parce que ni le fait neural ni l'expérience philosophique ne peuvent contenir en eux-mêmes les éléments historiques qui les ont constitués comme ayant des fonctions de sens.
Une approche scientifique et plus particulièrement biologique implique certaines normes de recherche qui ne pourront se satisfaire de la méthode phénoménologique. Une méthode adéquate devra reconnaître le caractère polymorphique, pragmatique, empirique, et réductionniste de l'explication, ainsi que l'existence d'états quasi-intentionnels, transitoires entre la matière inerte et les systèmes intentionnels que sont les êtres humains adultes. (cf. Jacob, 1997) Enfin, elle devra reconnaître l'apport de facteurs historiques, contingents, et externes à la fois à toute conscience et à tout cerveau, des représentations comportant un sens. Car s'il existe bien des sens, il n'existe pas d'essences.
Descartes, René. Oeuvres. Textes présentés par André Bridoux. Bibliothèque de la Pléïade. Paris: NRF, 1966.
Dupré, John The Disorder of Things: Metaphysical Foundations of the Disunity of Science. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1993.
Jacob, François. La logique du vivant. Paris: Gallimard, 1970.
Jacob, Pierre. Pourquoi les choses ont-elles un sens? Paris: Odile Jacob, 1997.
Kripke, Saul A. Naming and Necessity. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1980.
Moravia, Sergio. The Enigma of the Mind. Tr. from the Italian L'enigma della mente. 1986. Cambridge: Cambridge University Press, 1995.
Prior, Arthur. "Identifiable individuals", in Papers on Time and Tense: 66-77. Oxford: Clarendon Press (1968)
Ramachandran, V.S., & William Hirstein. "Three Laws of Qualia: What Neurology Tells Us About the Biological Functions of Consciousness." Journal of Consciousness Studies 4, no. 5-6 (1997).
van Fraassen, Bas C. The Scientific Image. Oxford: Clarendon Press, 1980.
van Gelder, Tim. "Wooden Iron? Husserlian Phenomenology Meets Cognitive Science." The Electronic Journal of Analytic Philosophy 4 (1996). Htpp://www.phil.indiana.edu/ejap.
Wittgenstein, Ludwig. Philosophische Untersuchungen.
Oxford: Blackwell's. 1953.