Enfanter et mourir :   Reflexions sur une approche biologique du rapport entre la sexualité et la mort

dernier texte avant corrections, actuellement paru dans
l' Encyclopédie de la mort et de l'immortalité,  (dir.  J-Ph. de Tonnac et F.  Lenoir)   © Bayard 2004. 

R. de Sousa

Ainsi vivons-nous, dans un perpétuel adieu.   

Rainer Maria Rilke.    

 

Pour le Daoisme de Zhuang-zi ou Lao-zi, le cycle de la vie est éternel, mais l'individu disparaît sans trace.  Les religions théistes, en revanche, ont bâti un immense édifice sur l'espoir d'une immortalité de l'individu.  La découverte de la mort nous distingue de l'animal que nous fûmes qui, comme dit le poète, « marche dans l'éternel, comme un ruisseau qui coule. »(1)  Pour le théisme, l'angoisse de la mort qui fait de la vie « un perpétuel adieu » débouche sur l'invention d'une éternité retrouvée.   Par ailleurs, les  interdits que les religions théistes font peser sur la sexualité expriment confusément la crainte qu'elle soit liée à cette mort de l'individu qu'on voudrait conjurer.  Quel est le point de vue de la biologie sur ces questions ?  Sur le premier point, la science se range catégoriquement du côté du Daoisme.  Mais sur le second, elle confirme, de manière assez surprenante, que le sexe et la mort sont unis dans un seul destin, bien différent de celui que symbolise pour les croyants le serpent de la Genèse, mais non moins indissoluble, et finalement non moins grandiose.  Voilà en bref l'argument que je me propose de développer dans les pages qui suivent.

 

Les sources communes de la science et de la religion

On oublie souvent, parmi le vacarme des guerres entre la science et la religion, qu'à l'origine elles s'abreuvent l'une et l'autre à une même source : la capacité d'inventer l'inobservable, afin de rendre compte du foisonnement insaisissable des données de l’expérience.  Si l'on ne se fie qu'à ce qu'on peut voir, entendre ou toucher, on sera bel et bien délivré des mauvais sorts, des esprits, des divinités, et des actes de foi.  Mais par la même occasion il faudrait abjurer les électrons, les gènes, et tout ce dont la science nous parle et dont on ne verra jamais que les effets. 

Pour la religion les facteurs inobservables sont toujours des agents, qui nous veulent du bien ou du mal. Surtout du mal, d'ailleurs, puisque l'hypothèse la mieux reçue chez nos ancêtres,  d'ailleurs fort vraisemblable, postulait des divinités dont la férocité n'était mitigée qu'au prix des sacrifices les plus sanguinaires. La curieuse « formation de réaction » (pour parler avec les psychanalystes) qui imagine une divinité bienveillante confirme une thèse de Pascal Boyer, selon laquelle une dose d'invraisemblance aide à fixer une idée dans la mémoire et facilite sa dissémination.(2)

Cependant cette inversion des motivations divines conserve la finalité qui s'attache aux causes inobservables en tant qu'agents.  Pour se distinguer de la croyance religieuse, la science a d'abord dû renoncer à imaginer que les causes cachées soient des agents.  Mais la finalité est moins facile à bannir de la biologie que de la physique.  J'y reviendrai.  Il a fallu aussi tisser les liens qui rattachent l'imagination aux données empiriques que les hypothèses de la science dépassent.  Ces liens sont ceux de la raison, du raisonnement, et du raisonnable.  Ces notions sont difficiles à codifier et faciles à contrefaire, comme le montre l'immutabilité de l'industrie philosophique qui se réclame de la raison et qui pourtant tourne souvent majestueusement à vide au long des siècles.  Tout de même, le raisonnement a permis à la science de cerner d'un peu plus près les ressorts cachés de la nature.  En l'an 1774, Antoine  Lavoisier pèse le produit de la combustion.  Il n'y trouve pas le compte du phlogistique, considéré jusque là comme principe du feu, qui est censé s'échapper des substances consumées par le feu et donc les alléger.  Or le produit de la combustion pèse plus lourd que la substance originale.  Que doit-il inférer ?  En vérité aucune expérience n'est jamais concluante, et Lavoisier aurait pu conclure que le phlogistique a une masse négative ; mais cette éventualité est suffisamment bizarre pour qu'il lui préfère l’hypothèse que le phlogistique n'existe pas.  De même le théologien qui s'interroge sur la cohérence entre la foi en un dieu tout-puissant et l'existence de fléaux naturels a le choix de renoncer à l'hypothèse de la divinité.  Mais il peut aussi se rabattre sur une panoplie d'explications de rechange : que Dieu nous met à l'épreuve ; ou mieux encore, que les desseins du Créateur nous échappent, ce qui nous dispense de toute autre explication.  En science comme en théologie, on peut toujours contourner un résultat défavorable.  La grande différence, c'est qu'en science lorsqu'on arrive à une invraisemblance ou une contradiction, c'est un problème, tandis qu'en théologie c'est une solution.

Ce genre de solution s'appelle « Mystère ».  Il y a le « Mystère de la Trinité ».  Il y a aussi le « Mystère du Mal ».  Ces exemples illustrent encore un point commun entre la science et la théologie.  C'est que l'une et l'autre, dès qu'on s'éloigne de leurs sources dans l'expérience immédiate de la souffrance ou de la perplexité, forgent leurs propres problèmes.  En dehors du postulat théiste, pas de problème du mal.  La nature n'incarne aucune valeur, nul souci du bonheur ou des souffrances des créatures qui s'entre-tuent depuis quatre milliards d'années.  C'est regrettable, mais sans Dieu ce n'est pas un problème. 

Pour la science, nous verrons que la sexualité, la mort, et le rapport entre les deux sont comme le mal ou la Trinité chez les théologiens : des problèmes fabriqués maison.  Dans la vie pratique, la sexualité et la mort nous causent pas mal d'ennuis, tout comme la souffrance et le mal.  Mais ils ne se transforment en problèmes qu'en vertu de certains postulats. 

Ainsi, depuis qu'on a renoncé à la préformation qui plaçait soit dans l'ovule soit dans le spermatozoïde l'adulte miniature déjà tout fait, on sait que la reproduction sexuée mélange les gènes à chaque génération.  Chaque gamète ou cellule sexuelle résulte d'une division appelée « méiose » qui partage en deux le génome ou patrimoine génétique du parent.  Les gamètes male et femelle issus de la méiose, porteurs chacun d'une moitié des gènes d'un parent, fusionnent pour créer le « zygote », cellule unique qui sera le point d'origine d'une progéniture dont le génome est absolument neuf.  La reproduction sexuée exige donc qu'on brise le moule à chaque coup, sans égard pour la perfection du prototype.  N'est-ce pas là du gaspillage ?  C'est en tous cas un risque, couru à chaque fois que deux génomes sont détruits par la méiose pour faire place à un nouveau génome qui n'a jamais fait ses preuves.  De plus, si l'on considère le coût de production d'un organisme métazoaire, il semble extravagant d'avoir recours à deux parents alors qu'un seul suffirait.  Quelques lézards du désert du sud-ouest américain et d'Australie l'ont compris : il n'y a chez eux que des femelles.  Pour la production d'une même progéniture, ces espèces économisent la moitié des ressources consommées par leurs cousines sexuées.  Alors pourquoi pas nous ?

Et pourquoi la mort ?  Du moment qu'on a cessé de nier son existence, on peut s'interroger sur la question : à quoi sert-elle ? Là encore, inutile de s'attarder sur ses inconvénients pratiques.  Mais en théorie, on peut se demander :  pourquoi la sélection naturelle n'aurait-elle pas procuré l'immortalité aux individus sexués ?

 

Les possibles et la potentialité.

Ces question reposent sur deux présuppositions discutables : qu'il est pertinent de parler d'économie, et que l'on peut donner un sens aux questions de finalité.  Pour la première, il suffit de faire remarquer que les notions dont usent les économistes conviennent bien mieux à la biologie qu'à leur domaine d'origine.  Pour que leurs « lois » soient applicables, les économistes doivent faire toutes sortes de suppositions psychologiques à propos des motivations qui animent les agents économiques.  Souvent ces suppositions sont fausses.   Au contraire, les gains et les pertes en biologie se traduisent directement en chiffres de populations.  Nul besoin de spéculer sur les motivations ou les arrières pensées de la sélection naturelle, des mutations, ou autres mécanismes de l’évolution. 

La seconde question est plus délicate.  Lorsqu'on demande « pourquoi », le sens de la question mélange souvent causalité et finalité.  Pour la plupart des organismes multicellulaires différenciés, la sexualité, le déclin et la mort font partie de la vie naturelle. Faut-il, avec Aristote pour qui toute explication digne de ce nom doit répondre à la question téléologique, trouver un récit qui donnerait un sens au nœud qui lie la mort à sexualité ?  On dit souvent que la science moderne a abjuré la finalité dont était pénétrée la perspective aristotélicienne. Si c'est le cas, est-il encore possible d'assouvir la soif de sens sur laquelle nous laisse le démantèlement de l'eschatologie judéo-chrétienne? 

Afin de répondre à cette question, rappelons d'abord que pour Aristote chaque créature a sa fonction propre, comme chaque organe son ergon.  Parmi tout les possibles, il y a une catégorie privilégiée de potentialités qui sont censées s'actualiser. Il est possible que le gland pourrisse, possible aussi qu'il donne un chêne. Seule cette deuxième possibilité tient de sa  potentialité. L'accomplissement d'une fonction naturelle, c'est l'actualisation d'une potentialité : ce qu'un organe ou un organisme est censé faire de par sa nature même. 

Mais comment départager les potentialités des simples possibles? Pour Aristote, la science empirique est en mesure de répondre. Les espèces étant immuables, ce qui est statistiquement normal est aussi normatif.  Ce qui se passe « toujours, ou pour la plupart » nous renseignera suffisamment sur les intentions de la Nature.

Dans notre monde Darwinien, un tel déchiffrage des intentions de la nature n'est plus possible.  La nature est dénuée d'intentions.  Par ailleurs, si tous nos ancêtres avaient fonctionné sans exception comme « tous ou la plupart », nous serions encore unicellulaires, comme la majorité des êtres vivants.  Chacun de nos ancêtres qu'une mutation a rapproché d'Homo Sapiens fut un monstre en son temps.  Alors comment savoir ce qui est censé arriver ?  Comment distinguer celles de nos perversités qui seront le germe de perfectionnements futurs ?

Il est vrai que dans un certain sens le Darwinisme a banni la finalité.  L’évolution représente non pas un progrès dans la direction d'un but, mais une sorte de randonnée aléatoire à travers l'espace des formes possibles.  Cependant la philosophie analytique de la biologie a reconstitué une variante purement naturaliste de la notion téléologique de fonction objective.  Parmi les effets produits par un organe, cette conception distingue, tout comme Aristote, ceux qu'il est « censé » produire.  La différence repose, encore comme chez Aristote, sur des faits passés.  Mais à partir de là il se creuse un fossé entre la conception moderne et celle d'Aristote.  Cela pour trois raisons. 

Premièrement, les effets fonctionnels ne font pas partie d'une essence ou d'une nature qui se manifeste « toujours ou pour la plupart ».  Comme l'a fait remarquer la philosophe Ruth Millikan, par exemple, les spermatozoïdes ne remplissent leur fonction de fécondation qu'une fois sur quelques millions.(3)  Un effet fonctionnel est simplement un effet qui aura aidé les ancêtres d'un organisme actuel à se reproduire mieux que d'autres.  Cette notion, dite « étiologique » parce qu'elle ne fait appel qu'à la causalité ordinaire, est objective.  Elle ne dépend pas d'un usager ou d'un point de vue.  Même si on a de la peine à le vérifier, c'est un fait que l'organe a eu ou n'a pas eu ces effets spécifiques, et que ces effets expliquent en partie la présence actuelle de l'organe.   Suivant ce critère, le cœur, par exemple, a vraisemblablement pour fonction de faire circuler le sang, et non de produire un signal rythmique à l'usage de l'auscultation.  Cette façon de concevoir une fonction biologique a donné lieu à certains fignolages dont il n'est pas utile de suivre ici les méandres(4).  Elle suffit pourtant à réhabiliter une certaine idée de la finalité biologique.

La deuxième différence entre Aristote et nous est que nous n'avons plus aucune raison de penser qu'une fonction objective comporte nécessairement une valeur.  C'est parfois le cas, peut-être même souvent.  Mais il y des fonctions—notre tendance à la xénophobie, par exemple, ou le goût des nourritures grasses et sucrées, si bien exploité par les établissements Macdonald—qui sont non moins solidement ancrées dans notre nature par la sélection naturelle, mais dont il est permis de ne pas se réjouir.

La troisième différence est plus subtile.  Pour Aristote, un organisme avait tout aussi bien droit à une fonction qu'un organe.  Dans la conception étiologique, l'idée qu'un individu en tant que tel ait une fonction est devenue problématique.  En effet la logique même de l'idée de fonction veut que le bénéficiaire d'une fonction soit extérieur à l'exécutant de la fonction.  Si j'ai telle ou telle fonction, c'est par rapport à une société où j'ai un emploi ou des obligations.  Je sers peut-être aussi sans le savoir à des fins qui ne sont pas les miennes.  Mais l'attribution d'une fonction à un être humain en tant que tel n'a aucun sens.

À moins, toutefois, que l'organisme entier et certaines de ses capacités ne satisfassent les critères que je viens d'énoncer.  Si on pouvait montrer que les organismes métazoaires, en vertu de certaines activités caractéristiques, ont joué un rôle causal dans l'existence actuelle de certaines entités, on pourrait logiquement attribuer une fonction à ceux-là par rapport à celles-ci.  Ainsi on peut parler de la fonction d'une abeille par rapport à l'organisation d'ensemble de la ruche, dont l'abeille constitue en quelque sorte un organe.  Certains penseurs, à commencer par Platon, se sont inspirés du modèle de la ruche pour voir dans les sociétés humaines un organisme supérieur, qui serait la raison d'être de ses membres et qui donnerait un sens à l'existence de chaque individu. Enfanter et mourir, pour une idéologie de ce genre, serait alors effectivement la fonction de base que remplit l'individu pour le bien de la société. 

Du point de vue d'un individualisme moderne, cette idée rappelle un peu trop certains collectivismes plutôt rébarbatifs.  Mais ce n'est pas qu'en relation à une entité collective plus vaste qu'on pourrait donner un sens à l'idée qu'un individu puisse avoir une fonction intrinsèque.  On peut aussi aller au plus petit, c'est à dire aux gènes.  Ce changement de perspective part de la constatation que la forme incarnée par nos gènes survit à tout individu et même souvent à l'espèce, et que les caractéristiques de l'individu, y compris son comportement, peuvent influencer cette survie.  On peut en déduire que la propagation du gène constitue le but en regard duquel l'individu remplit sa fonction.

Ce point de vue est celui de Richard Dawkins, qui parle métaphoriquement de l'organisme individuel comme du véhicule dont se servent les « gènes » qui l'habitent, et qui l'ont programmé pour qu'il serve à les perpétuer. Conformément à l'usage de Dawkins qui est souvent mal compris sur ce point, j'entends par « gène » non pas seulement les séquences de bases d'ADN cataloguées par les cartographes du génome, mais plus largement les formes transmissibles qui se perpétuent à travers les générations.(5)  Celles-ci dépassent, on commence à l'apprendre, le code incarné par l'ADN, puisqu'elles comprennent plusieurs mécanismes qui contribuent à la reproduction de la cellule et même peut-être de l'organisme tout entier indépendamment des séquences d'ADN.(6)  Mais elles n'en sont pas moins privilégiées par rapport au corps périssable de l'individu construit par l'ensemble de ces mécanismes.  Dans cette optique, cependant, la fonction confiée aux corps individuel par les gènes n'implique en elle-même ni la mort, ni la sexualité. Si le but de mes gènes est de survivre, le meilleur moyen d'y parvenir ne serait-il pas de rendre leur véhicule immortel ? Quel est donc le rôle que jouent, dans cette optique, la mort et la sexualité ?

 

La mort naturelle n’est pas une règle absolue

Écartons d'emblée deux fausses solutions, dont l'une impute à la mort trop de finalité et l'autre pas assez.  Certains ont vu dans la mort un moyen de faciliter l'épopée de l’évolution, dont le destin est d'aboutir à l'homme, image de Dieu.  C'est à peu près cette idée que prônaient Teilhard de Chardin ou de Lecomte du Noüy, qui voyaient dans la complexité et la « perfection » grandissante de l’humain l'aboutissement d'une œuvre guidée par cette intelligence que Darwin pensaient avoir rendu superflue.  On trouve un écho ambigu de ce finalisme dans une remarque de Jean Ruffié qui écrit « La reproduction sexuée crée sans cesse de nouveaux types . . .  mais ceux‑ci ne peuvent diffuser leurs combinaisons . . .  que si les anciens leur laissent la place. . . . ».(7)  Cette formule est irréprochable, tant qu'il s'agit d'une simple constatation.  Si la terre était accaparée par un nombre fixe d'espèces immortelles, il n'en naîtrait effectivement pas de neuves.  Mais pour autant que cette remarque dépasse la lapalissade, elle paraît complice de deux contresens fort répandus.  Tout d'abord elle semble attribuer une finalité à l’évolution tout entière, alors qu'en vérité rien ne prête à penser que l’évolution soit un processus orienté vers un but.  Deuxièmement, la supériorité qu'elle attribue aux formes complexes est toute égocentrique et subjective.  Si on se tient au critère objectif de la persistance à travers les ages, les bactéries ont depuis bien plus longtemps que nous fait leurs preuves. 

Il est donc tentant de se rabattre sur l’hypothèse nulle.  Ce terme indique qu'un phénomène n'est que le fruit du hasard ou d'une situation de base, et non l'effet d'une cause spécifique.  Dans l'hypothèse nulle, il n'y a rien à expliquer.  La première loi de Newton illustre assez bien cette notion.  Les philosophes s'étaient longtemps acharnés sur la question : « Qu'est-ce qui pousse la flèche à continuer son parcours ? ».  Newton leur interdit la question.  La seule question qui se pose est précisément l'inverse: « Qu'est-ce qui empêche la flèche de continuer son parcours en ligne droite, comme le ferait un corps qui n'est soumis à aucune force ? »  L'hypothèse nulle concernant la mort des individus serait donc que la mort n'a aucune fonction objective dans le sens que j'ai précisé.  Elle n'est que la conséquence de l'absence des conditions spéciales qui entraînerait la prolongation de la vie.  Voici quelques considérations qui la rendent vraisemblable :

Toute reproduction court un risque d'erreurs.  Pour les éviter, le meilleur moyen est d'avoir recours à la redondance.  Si on répète plusieurs fois la même chose, le message aura moins de chances d'être déformé au cours de plusieurs répétitions.  Il serait donc indiqué de placer dans chaque cellule plusieurs copies de l'information dont elle aura besoin pour se reproduire. Cependant la redondance a son prix, et le point de vue économique de la sélection naturelle exige un équilibre entre le coût de l'exactitude et le bénéfice à en retirer.  Or, chez les créatures sexuées, le bénéfice dont jouit l'individu ne dure qu'aussi longtemps que sa capacité de se reproduire peut « servir » aux gènes qui seuls sont littéralement reproduits dans la génération suivante.  On peut donc s'attendre, sans poser aucune hypothèse matérielle quant à la finalité de la mort, que la redondance en vigueur dans chaque espèce protège les cellules somatiques juste assez longtemps pour assurer la transmission des cellules gamétiques. 

Cette hypothèse semble confirmée par la constatation que la longévité maximale de l'être humain correspond à peu près au nombre maximum de divisions dont les cellules somatiques humaines sont capables.  La reproduction de cellules par division (« mitose ») est nécessaire pour remplacer celles qui ont fait leur temps dans le corps.  Puisque la plupart des cellules du corps sont ainsi remplacées petit à petit au cours de la vie, le nombre de divisions possibles dans une lignée de cellules somatiques met un terme à la durée de l'organisme tout entier.  Or le nombre de divisions possibles dans les cellules somatiques normales est d'une cinquantaine, ce qui peut durer à peu près cent-vingt ans.  Après quoi l'organisme subira inévitablement une désintégration générale.  Selon ces calculs, la sélection naturelle aurait muni le corps humain d'une endurance juste suffisante pour lui procurer environ deux ou trois fois la durée maximale d'un cycle reproductif.  Elle aurait donc agi en bon ingénieur, soucieux du contrôle de qualité, qui se serait donné une marge raisonnable pour assurer l'accomplissement de la tâche reproductive essentielle, tout en évitant de gaspiller ses efforts pour prolonger l'existence des appareils chargés de la transmission des gènes au-delà de leur période de service utile.

Cette explication—ou plutôt cette façon de renoncer à l'explication—est économe et plausible.  Cependant il y a des raisons de croire qu'on peut malgré tout tracer un rapport plus étroit entre la sexualité et la mort de l'individu.  Deux facteurs en particulier attirent l'attention. 

Le premier est l'apoptose, ou « suicide cellulaire », appelée aussi « mort programmée des cellules ».  L'apoptose se déclenche dès que la cellule reçoit un signal donné ou plus précisément dès qu'elle cesse de recevoir un signal destiné à la décommander.  Jean Pierre Ameisen a décrit la fonction essentielle de ce processus dans la formation des structures du corps, surtout les plus complexes comme le cerveau et le système immunitaire.  Paradoxalement, le suicide cellulaire se porte garant de l'intégrité du soma jusqu'au moment ou le soma tout entier se voit sacrifié à la mort.(8)  L'existence même de l'apoptose met en doute la supposition de l’« hypothèse nulle » décrite ci-dessus, qui veut que l'épuisement des ressources redondantes de la cellule soit seul responsable de la cessation des divisions cellulaires nécessaires au maintien du soma. 

Le deuxième facteur tient au fait qu'il existe trois exceptions à la règle générale que les cellules ne disposent que d'un nombre limité de divisions possibles.  Les bactéries ne meurent pas de mort naturelle.  Les cellules cancéreuses non plus : elles se comportent comme si les signaux régulateurs de la communauté cellulaire, qui gèrent normalement le comportement de chaque cellule, avaient cessé de se faire entendre. Ainsi elles semblent avoir abrogé le contrat qui astreint toute cellule spécialisée à collaborer avec les autres cellules de l'organisme dont elle fait partie, sous peine de l'entraîner tout entier dans la mort.  La troisième exception, c'est la lignée des cellules sexuelles, producteurs de gamètes, qui se perpétue indéfiniment dans les corps périssables où elle est isolée du reste des cellules spécialisées. 

L'existence de ces trois sortes de lignées de cellules, éternelles en puissance, démontre que la mort naturelle n'est pas une règle absolue.  Contrairement à ce qui semble évident chez les individus de notre genre, la mort ne fait pas nécessairement partie de la vie.  Les cellules somatiques sont des copies ; une fois différenciées pour le travail spécialisé des organes qu'elles constituent, elles seront plus vulnérables.  Mais elles ne transmettront pas leurs avaries éventuelles. Elles disparaîtront lorsqu'elles auront épuisé leur capacité de servir la cause de la lignée sexuelle qu'elles véhiculent.  Cette dernière, en revanche, est vouée tout entière à la tâche d'assurer la fidélité de sa reproduction, et donc échappe à ces limites. 

 

Le nœud du sexe et de la mort

Dans cette optique, la finalité ne joue aucun rôle à l'échelle globale de l’évolution.  Ce n'est pas pour frayer un chemin jusqu'à nous que l’évolution s'est produite.  C'est plutôt que dans son exploration aveugle de l'espace des possibles, la sélection naturelle s'est butée contre certaines contraintes, par la suite surtout de deux « inventions » aléatoires qui ont changé le destin de nos lointains ancêtres unicellulaires : la conjugaison et la collaboration entre cellules agglomérées. 

La conjugaison de cellules permet l'échange de matériel génétique entre deux cellules, mais elle n'en engendre aucune nouvelle.  Après la conjugaison de deux cellules, il y a toujours encore deux cellules.   On pourrait donc dire que la conjugaison représente l'invention d'une sorte de sexualité non-reproductive, quelques milliards d'année avant la mode du sexe-récréation.  Elle comporte déjà un des avantages que les biologistes attribuent à la reproduction sexuée : la réparation du matériel génétique.  En effet la conjugaison permet à une cellule de lancer un raid dans l'espoir de remplacer une pièce défectueuse aux dépens d'une autre cellule.(9)  Ce mécanisme comporte de graves risques, comme la reproduction sexuée elle-même.  En effet la « réparation » en question peut facilement tourner mal.  Il en résulta cependant un foisonnement de formes nouvelles.

Dans notre coin de la biosphère, à nous les métazoaires, l'échange de gènes a trouvé une nouvelle fonction dans le cadre de cellules agglomérées capables de reproduction sexuée.  La mort et la sexualité sont devenues interdépendantes, liées par des contraintes mutuelles à notre état de métazoaires et à la « barrière de Weismann ».  Voyons brièvement comment.

1.  Un métazoaire est un organisme constitué de milliards de cellules, différenciées dans leur morphologie et leurs fonctions, de façon à former à leur tour des organes qui sont intégrés dans un individu.  Chez les métazoaires que nous sommes, en particulier, la conscience née de l'interaction de nos quelques trillions de neurones apporte une si puissante illusion d'unité, que Platon et Descartes n'ont pas hésité à déclarer que nous possédons une âme individuelle, indivisible (et donc indestructible), et de surcroît parfaitement rationnelle.  Ces qualités ne sont pas faciles à réconcilier, car l'individualité semble impliquer la différence, tandis que la raison, comme le proclamait déjà Héraclite, est la même chez tout le monde.  A ce propos, Elliott Sober et David Wilson ont suggéré que c'est la sélection naturelle qui nous aurait dotés du sentiment d'« ipséité »—le sentiment d'être  soi-même, irremplaçable.  Cette faculté nous éviterait d'avoir à calculer qui nous devrions favoriser par nos actions.  Ils notent que « cette idée . . . .  a son côté ironique.  Car elle implique que si nous avons besoin du « Moi » pour formuler le jugement que nous sommes uniques, c'est précisément parce que nous ne le sommes pas. »(10)

2.  Or, ce qui caractérise l'individu, c'est précisément la fragilité de sa raison et de sa conscience. En effet celles-ci dépendent entièrement de l'équilibre délicat de ses trillions de neurones. (Des neurologues viennent de révéler que même les « expériences extra-corporelles », où un sujet croit s'observer lui-même d'un point de vue extérieur à son propre corps, peuvent être provoquées par une stimulation judicieuse de certains groupes de neurones.)(11)  Si les unicellulaires étaient conscients, ils pourraient espérer garder une mémoire illimitée au-delà de la fission.  Mais la reproduction sexuée garantit que la conscience individuelle est vouée à la mort, puisque les neurones qui l'incarnent, une fois éparpillés, ne seront jamais reconstitués.

3.  La « barrière de Weismann » met en quarantaine les cellules sexuelles par rapport aux cellules somatiques.  C'est cette barrière qui empêche toute contagion de type « Lamarckien » de passer des cellules somatiques aux cellules sexuelles.  Dans le cadre de la finalité objective esquissée plus haut, seule compatible avec la perspective Darwinienne, on peut voir dans cet emboîtement de la mort somatique et de la préservation de la fidélité de copie au niveau de la lignée sexuelle la fonction de cette barrière. 

En réalité, cette barrière n'est que relative.  La fusion des gamètes donne une cellule unique appelée « zygote », qui engendre à son tour par division simple ou mitose d'autres cellules.  Ainsi le zygote est à l'origine de l'organisme tout entier.  Au bout d'un certain nombre de divisions, les cellules commencent à s'organiser et à se différencier.  En particulier certaines donneront lieu aux cellules gamétiques ou sexuelles de la génération suivante, tandis que d'autres se spécialisent pour former les différent types de cellules somatiques dont la configuration constituera les différents organes.  Cependant jusqu'à ce que s'élabore cette répartition des tâches, c’est-à-dire pendant les douze ou treize premières divisions, les cellules resteront « totipotentes », c’est-à-dire capables de donner lieu à toute la gamme des cellules dont est fait un individu de cette espèce, y compris les cellules gamétiques.(12)   Durant cette période initiale, un changement apporté d'une façon ou d'une autre à une cellule pourrait bien se retrouver dans la génération suivante.  Mais cette fenêtre se refermera vite.  Bientôt les cellules somatiques auront scellé leur destin, et leur destin—notre destin à chacun, en tant qu'individu—ne sera plus qu'une voie de garage. 

La sexualité nous condamne non seulement à mourir mais à ne jamais rencontrer de véritable sosie.  On devine peut-être, à partir d'une telle réflexion, à la fois la séduction qu'exerce pour certains le clonage, et l'horreur sacrée qu'il suscite chez d'autres.  La séduction et l'horreur tiennent à la même qualité : copier un individu, voilà qui est véritablement contre nature.  Pas trop étonnant donc, qu'en janvier 2003 le ministre de la Santé, Jean-François Mattei, ait fait voter unanimement par le Sénat une mesure contre le clonage, caractérisé comme « crime contre la dignité humaine ».  (Eurent-ils leur contrepartie il y a deux milliards d'années, ces sénateurs si touchants dans leur unanimité, lors de l'introduction de cette dangereuse atteinte à la dignité de la cellule individuelle qu'on appelle « reproduction sexuée ») ?

4.  J'ai déjà cité deux des « désavantages » notoires de la reproduction sexuée :  les risques entraînés par la méiose et le coût des mâles.  Parmi les nombreuses hypothèses sur ses « avantages », rappelons l'accroissement de la diversité du génome, qui permettra éventuellement à certains de mes descendants de se perpétuer en dépit de changements dans le milieu qu'ils habitent.  Mais il importe de ne pas glisser trop vite sur ces expressions.  De qui s'agit-il, en somme ?   Qui subit ces désavantages ?  Qui sont les bénéficiaires de ces avantages ? Ce ne sera pas moi qui survivrai, ni moi qui serai en mesure de profiter de la diversité génétique à laquelle mon union sexuelle avec une autre pourrait contribuer.  On parle souvent à ce propos de l'espèce. Mais quel motif aurais-je, en tant qu'individu doté d'une conscience individuelle, d'identifier aux miens les intérêts de l'espèce ?  Je peux, certes, vibrer en harmonie avec d'autres consciences, mais non pas me fondre en elles.  Donc, ce n'est pas vraiment moi qui suis concerné.   Inversement, comment justifier l'exclusion d'autres consciences, réelles ou imaginaires, avec lesquelles la mienne pourrait aussi se trouver en harmonie ?  Pourquoi ne pas trouver un sentiment de réconfort mystique dans le lien qui m'unit à d'autres habitants de la biosphère ?  Le testament du grand biologiste David Hamilton nous en donne un exemple non sans grandeur, lorsqu'il évoque une survie dénuée de conscience individuelle, éparpillée dans mille scarabées :

Que mon corps, écrivait-il peu avant sa mort, soit transporté à cette forêt du Brésil.  Il sera protégé contre les sarigues et les vautours, et ce sont les grands scarabées Coprophanaeus qui m'enseveliront.  Ils entreront dans ma chair, ils s'en nourriront, et sous la forme de leurs enfants qui seront les miens, j'échapperai à la mort.  J'irai vrombir au crépuscule comme un énorme bourdon.  Je serai multiple, comme un essaim de motocyclettes, porté par d'innombrables corps qui survoleront la jungle sauvage du Brésil, . . .  moi aussi je brillerai enfin comme un scarabée violet sous une pierre.(13)

Le fait purement psychologique que la plupart d'entre nous se sentent plus concernés par le sort de nos descendants que par ceux des scarabées du Brésil n'est que l'effet d'une subtile ruse de nos gènes. Afin de maximiser leurs chances d'être perpétués, mes gènes m'ont programmé pour que j'oublie que mes enfants ne seront pas identiques à moi-même.  Strictement parlant, mon sentiment que je suis concerné est une illusion. Mes gènes ne sont pas moi, et leurs « buts » ne sont pas les miens.  Je peux choisir de m'y prêter ou de les contrecarrer.  Il est vrai que l’existence même d'un tel choix implique que si je me sens concerné, je le suis effectivement.  Cependant le fait qu'il semble si évident que le sort de mes enfants compte pour moi n'est que la manifestation psychologique du destin qui lie les quatre aspects de la vie métazoaire que je viens de recenser.

En résumé, ce destin s'agence ainsi.  Le hasard a d’abord permis l’échange génétique, puis la symbiose de cellules avec différentiation fonctionnelle.  C’est la nécessité de se protéger contre l’accumulation de bévues dans la reproduction de la lignée des cellules sexuelles qui a ensuite favorisé la séquestration de la lignée somatique, et entraîné la mort de l'individu.  Ainsi c'est en vertu d'un même sort que nous sommes des individus et que nous sommes voués à la mort.

S'agit-il là d'un mythe parmi tant d'autres ? Alors comment le mesurer à ceux qui réconfortaient nos ancêtres ? Même si on trouve que ce récit manque de charme—en matière d'esthétique, on ne peut récuser les droits de la subjectivité—on ne peut nier qu'il jouit lui aussi d'une certaine qualité d'invraisemblance qui devrait, selon l'idée de Boyer mentionnée plus haut, en faire un mythe non moins séduisant que les autres.  Mais de plus, ce mythe-ci est véridique ; aussi véridique, du moins, que peut l'être une perspective fondée sur des faits scientifiques, découverts dans le cadre d'un refus de toute certitude, et qui sont donc par leur nature même susceptibles d'être révisés. 

La vérité pourrait bien former un genre de poésie tout à elle.  Comparée aux espoirs de survie que nourrissent les religions théistes, la vision de notre destinée que nous offre le nœud du sexe et de la mort me semble bien plus surprenante, plus poétique, voire plus consolante.

                                                                                                                    Ronald de Sousa                        

 


NOTES

1.     Voir la huitième Élégie de Duino de Rainer Maria Rilke.  Dans l'original : « und wenn es [das Tier] geht, so gehts in Ewigkeit, so wie die Brunnen gehen. »   La citation en exergue rend le dernier vers du même poème :  « So leben wir und nehmen immer Abschied. »

2.     Selon Pascal Boyer, une des conditions optimales pour qu'une idée se fixe dans la mémoire et soit facilement disséminée est qu'elle contredise une croyance usuelle, tout en se basant sur des catégories bien établies. L'idée de l'immortalité d'un esprit, par exemple, serait d'autant plus attrayante qu'elle contredit les lois de la biologie spontanée. Voir Et l’homme créa les dieux, Paris, Gallimard (2003).

3.     Ruth Millikan, White Queen Psychology and Other Essays for Alice, Cambridge, MA, MIT Press (1993), p. 62.

4.     Plusieurs excellents articles à ce sujet ont été réunis par Colin Allen, Marc Bekoff, and George Lauder (dir.), dans Nature’s Purposes: Analyses of Function and Design in Biology, Cambridge, MA., MIT Press (1998).

5.     Voir Richard Dawkins, The Extended Phenotype: The Gene as Unit of Selection, Oxford, Oxford University Press (1982).

6.     Voir à ce propos Jean-Jacques Kupiec and Pierre Sonigo, Ni Dieu ni gène: pour une autre théorie de l’hérédité, Paris, Seuil (2000).

7.     Jacques Ruffié, Le Sexe et la Mort, Paris, Odile Jacob (1986), p. 12.

8.     Jean Claude Ameisen, La sculpture du vivant : le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil (1999).

9.     Voir Graham Bell, Sex and death in protozoa: the history of an obsession, Cambridge, Cambridge University Press (1988).

10.  Elliott Sober et David Sloan Wilson, Unto others: the evolution and psychology of unselfish behavior, Cambridge, MA., Harvard University Press (1998), p. 350.

11.  Voir  Olaf Blanke et al., « Stimulating illusory own-body perceptions: the part of the brain that can induce out-of-body experiences has been located », Nature, 419 (2002), p. 269.

12.  Leo W. Buss, The evolution of individuality, Princeton, Princeton University Press, (1987).

13.  A. Berry, « William Hamilton, evolutionary revolutionary. »  Accessible au site : http://www.goodbyemag.com/mar00/hamilton.html.